Ema Janice Roussel

«The past increases, the future recedes. Possibilities decreasing, regrets mounting. »

RACONTEZ NOUS VOTRE MORT :

Je les vois encore arriver vers moi, quatre gamines un peu déboussolées mais hilares, d’un anglais approximatif et d’un accent très français, elles m’ont demandé le chemin. Après quelques laborieuses minutes à essayer de me faire comprendre, je les ai vu filer, l’une en première, elle s’est mise à traverser la route, le feu n’était même pas rouge, c’est allé très vite. Un bus arrivait. Elle ne l’a pas vu. Très vite. Renversée. Les cris de ses amies. Les bruits de klaxons arrivés trop tard. La foule qui commençait à s’attrouper. Et moi immobile. La scène qui se répétait en boucle dans ma tête. Ce moment ou ce monstre rouge énorme entrait en collision avec elle. C’est si fragile, si petit, une vie ?

QUE PENSEZ-VOUS DU PAYS DES MERVEILLES ACTUEL ? :

Elle avait découvert le pays des merveilles avec réticence et stupeur, à vrai dire, celle qui n’avait jamais eut l’habitude d’être apeuré de grand-chose était terrifiée par ce qui se présentait sous ses yeux, sous ses pieds, tout autour d’elle. Le nom d’Alice la faisait frémir, il ne suffisait que d’un insignifiant bruit pour la faire sursauter. Puis, peu à peu, ce monde aussi singulier qu’instable a commencé à l’amuser. Chaque nouvelle créature qu’elle voyait l’émerveillait, chaque nouveau lieu la fascinait, chaque nouvelle personne rencontrée l’enchantait, bref, le film d’horreur est devenu un tour en carrousel idyllique.

QUEL EST VOTRE ENDROIT PRÉFÉRÉ DANS CE PAYS ? :

Son endroit préféré. Il ne lui faudrait pas une seconde de plus que le temps que l’information atteigne ses neurones pour qu’elle réponde avec enthousiasme : le labyrinthe rouge. Elle pourrait s’y aventurer n’importe quand, autant de fois qu’il lui est possible, tant elle affectionne ce lieu. Se perdre dans tous ces chemins entourés de haies, ça va finir par devenir sa passion. Et le plus amusant pour elle, c’est quand elle entend un garde non loin, alors il faut courir sans tomber sur un cul-de-sac ou juste nez à nez avec le garde en question. C’est encore mieux que toutes les parties de chat et la souris qu’elle a pu jouer gamine.

D

ix bouquets de fleurs ou un peu plus. Une centaine de personnes différentes dont les pensés se précipitent toutes vers cette même fille, celle qui leur aura fait verse mille larmes devant sa tombe. Ema. Mais on n’ose pas prononcer son nom, la désigner à demi-mots semble déjà un crime. À ce moment là, ce fut comme si demain s’était écroulé, envolés les rêves, enfuis les passions. Ne laissant dans leurs cœurs qu’un présent qui pleurait le passé. Et on se souvenait encore de son rire, des étoiles qui planaient dans ses yeux quand elle parlait de banalités comme s’il s’agissait de choses incroyables, des ses sourires qui s’étendaient au-delà de l’horizon. On arrivait si bien à se remémorer les dernières paroles, les derniers gestes qu’on lui avait adressé, sans savoir à ce moment là que c’était la dernière fois et qu’il n’y aurait plus jamais d’autres occasions de la serrer dans ses bras, de lui dire bonjour, de se disputer avec elle puis se réconcilier et pleurer avec elle jusqu’à l’aube. Plus jamais d’occasions de vivre avec elle.

Elle n’avait même pas dix huit ans, encore illusionnée par le monde qui l’entourait, encore perdue dans l’insouciance adolescente. Elle n’aurait jamais cru mourir si jeune. Après tout, c’était censé être un voyage scolaire banal, joyeux. Comme le disait les papiers : un séjour linguistique, moment unique d’échange avec des anglo-saxons et possibilité de mettre en pratique toutes ces années d’apprentissage de la langue de Shakespeare. Et comme le pensait cette trentaine de lycéens : l’opportunité de se délivrer des cours, se créer des souvenirs au fils des clichés pris et des trajets de bus interminables, et par-dessus tout, s’amuser ensemble dans ce si grand Londres.

Comme on le dirait dans les journaux, Ema était une fille sans histoire. C’était une personne comme vous et moi. C’était le genre de fille espiègle qui finissait par vous agacer à rire trop fort pour des imbécilités. Celle qui faisait encore des bêtises que vous avez arrêté de comprendre en grandissant et dont les causes vous échappent. Il y a des fois où, Ema, on se demandait si dans sa tête tout ne s’était pas arrêté à ses dix ans. Puis de temps en temps, on ne la comprenait plus du tout. Il suffisait que ses neurones confectionnent une phrase dont les premiers mots seraient « Et si » pour qu’elle exécute cette pensé, tant que cela restait dans le domaine du possible. Cela pouvait être n’importe quoi et n’importe quand, pourvu qu’elle comble ses fantasques envies. Alors on la voyait courir sous la pluie et pousser les passants dans les flaques, lacérer subitement les copies d’un contrôle, insulter violemment des poteaux électriques, voler l’argent d’un mendiant, draguer les catins sur les trottoirs parisiens. On la regardait décontenancé, un peu ahuri, et elle, haussait les épaules en riant. C’était clair. Ema, elle était bizarre. Ema, elle avait juste l’air d’une imbécile heureuse. Ema, elle était souvent joyeuse. Ema, elle aimait beaucoup de monde. Mais Ema, elle savait également détester, pleurer entre deux sourires et être incapable de pardonner. Elle abandonnait souvent, faisait des caprices, pestait contre un rien. C’est vrai, il ne lui en fallait pas beaucoup pour qu’elle vous regarde comme si vous l’aviez volé, trahis, menti et tué son père. Elle était tout ça, Ema.

Elle vivait avec ses parents et son poisson rouge au cinquième étage d’un appartement noyé dans la banlieue parisienne. Ce n’était pas une famille très fortunée avec un père propriétaire d’une sandwicherie à la réputation minable, qui devait faire vivre à lui seul tout ce petit monde, la mère étant femme au foyer. Cette dernière passait ses journées devant la télévision, quand elle ne passait pas l’aspirateur, à regarder des documentaires sur la 5 ou des séries dont le scénario des histoires se répétait inlassablement. Les jours de congés, Ema restait planquée dans sa chambre à admirer des photos de l’océan. Ca la fascinait es étendus d’eau immenses qui se perdaient jusqu’à on ne sait où. En fait, elle adorait tout ce qui semblait ou était infiniment grand. Le ciel, le cosmos, les déserts, l’attente d’un train en plein Janvier…

Non, vraiment, Ema, sa vie n’avait rien de trépidante ou captivante. Avant d’être lycéenne, elle avait été collégienne, et encore plus avant elle était une petite écolière en primaire et apprenait les joies des additions et soustractions. L’une des uniques choses qui n’avaient pas changé durant ces trois périodes scolaire fut qu’elle subissait toujours les mêmes remarques ; certains venaient et lui disaient narquois Bonjour en chinois voire même « ching chong » ; d’autre fois certains ne se trompaient pas en lui disant Bonjour en japonais, certes, mais ils enchainaient de suite par un « tu es chinoise ? » ; quand il y avait une autre personne asiatique, on s’empressait de lui demander si c’était son frère, sa sœur, sa mère, son père, sa tante ou son chien, quand bien même si ladite personne n’avait aucune ressemblance physique avec elle et surtout avait un nom de famille différent. Il arrivait parfois qu’on lui demande si elle comprenait le français, ce qui avait tendance à la vexer étant née ici et ne connaissant pas plus d’une dizaine de mots en langue nippone. Bref, on lui colla l’étiquette de « la chinoise » toute son existence.

Et bien plus tôt, ce n’était qu’un bout d’être humain, quelque chose destiné à grandir, à contenir des émotions, des sentiments. Un petit être qui récoltait durant des premières années nébuleuses, des souvenirs, des visages, des voix. Parait que le moment le plus important de sa vie aurait été celui qui n’aurait jamais été imprimé dans sa mémoire, ça faisait comme un trou dans sa tête quand elle voulait s’en rappeler, elle ne peut rien mettre dessus, pas même une image, ni un son. Celui où autour d’elle ses parents la regardaient comme l’on admire le ciel un 14 juillet, celui où sa mère avait prononcé à la sage-femme avec émoi « Ema ».