Ever Blue Fiden

« Savoir n'est pas savoir, si personne d'autre ne sait ce que l'on sait. »

RACONTEZ NOUS VOTRE MORT : J’adorerai te raconter une mort héroïque où j’aurais sauvé un charmant chérubin des roues d’une voiture mais voilà… J’ai horreur des enfants. J’aime pas les vieux non plus, alors non, je n’ai sauvé personne. En vérité, il m’est arrivé ce que l’on appelle un accident domestique. Imagine une baignoire, de l’eau, une radio qui crachote en refusant d’émettre un son parfait. Imagine ensuite une main nerveuse qui tente de régler l’appareil malgré la mousse du shampoing qui pique atrocement les yeux. Il y a de l’agacement dans l’air surtout que la main aimerait beaucoup rejoindre sa jumelle pour virer cette foutue mousse… Tu vois où je veux en venir ? Non ? Et bien tant pis pour toi, je ne compte pas te faire un dessin de ma mésaventure. Avis aux sadiques. Passez votre chemin, car non, je n’ai pas eu le temps de souffrir. Je n’ai pas non plus eu la possibilité de comprendre quoique ce soit avant de me retrouver parmi vous.

QUE PENSEZ-VOUS DU PAYS DES MERVEILLES ACTUEL ? : Je vis dans un déni perpétuel. Je crois bien que je suis morte, à moins que je ne fasse un long rêve dénué de logique ? Je n’ai pas la réponse à mes questions… Alors, j’invente. Je suis dans le coma, mon esprit s’égare, mon corps refuse l’immobilité alors il se meut de lui-même. C’est le brouillard total, toutes ces bizarreries, je les refuse… Un grille-pain qui vole ? Ca n’existe pas alors je l’ignore. Je ne suis pas cartésienne mais la Magie n’existe pas non plus. Je suis coincée quelque part avec d’autres personnes. Tout le monde est fou, ils parlent une langue inconnue alors comme unique moyen de défense, je me suis jurée de ne jamais rentrer dans leur Jeu. Des têtes sans corps qui me parlent ? Si je leur réponds, ils sauront que je crois en leur existence, alors, je leur tourne le dos. Des cartes de jeu de grandeur d'homme, a-t-on déjà vu ça dans la réalité ? Non, alors, je ne les vois pas non plus. Le déni est rassurant, réconfortant. Il faut simplement que je me réveille… On peut devenir fou à force de tout réfuter. Et moi, je ne suis pas folle. Alice, Alice… Elle n’existe pas non plus. Son nom, tout comme sa folie, glisse sur la carapace de mon indifférence.

QUEL EST VOTRE ENDROIT PRÉFÉRÉ DANS CE PAYS ? : Ce pays n’existe pas, pourquoi donc devrais-je m’y attacher ? J’erre, je ne me pose pas. Mes pas me mènent souvent vers la chaleur toute relative d’un foyer. Je suis une citadine, la campagne, je n’y comprends rien, et je ne l’aime pas. Je n’aime pas les grands espaces, je suis le contraire d’une claustrophobe. Plus c’est minuscule, plus je m’épanouis. Une pièce sans fenêtre, un sofa, un livre et rien d’autre. Si cet endroit existe ici, désignez le moi.

CELLE QUI CONDITIONNE ❞
La mère, bien sûr. Commençons donc par elle puisque, avouons-le, tout est toujours de sa faute. Celle dont nous parlons n’est pas très futée, plutôt quelconque mais armée d’une solide détermination. Élève médiocre, pas franchement élégante, un peu primaire, voyez le genre. Elle a toujours su qu’elle ne ferait jamais rien de fabuleux dans la vie. Pragmatique, pas naïve, le prince charmant, elle lui mit le grappin dessus avant la fin de ses études. Un type plus âgé. Un célibataire endurci possédant une librairie sur Bond Street. Le parti idéal puisque pas chiant et friqué, il ne rêvait que d’une bonne et accessoirement d’une cuisinière à domicile. Plutôt que de la payer, il se dit que l’épouser serait un meilleur investissement à long terme. Un radin quoi. La mère avait déjà son plan de carrière en tête. Mariée tôt, bébé, l’année suivante. Elle fut exhaussée. Un garçon. Un beau bébé, on peut le dire. Remarquez comme ce sont toujours les gens les plus fades qui font les plus beaux enfants. Étrange, pas vrai ? Comme si Dame Nature compensait pour en faire une famille potable. Le poupon fut choyé. Forcément. L’Enfant Roi est capricieux, il grandit mal, on ne l’aime pas beaucoup mais Maman-Poule veille. Malheur à celui qui dira du mal de son tout petit. Tout petit qui a maintenant cinq ans et qui réclame un petit frère avec qui jouer. Il faut dire que Bébé Roi n’a pas d’amis. Maman-Poule s’exécute et offre une petite sœur à son lardon. La huitième merveille du monde n’en veut pas. Pensez donc, une fille, eurk. Mais voilà, on ne peut pas rapporter un bébé pour en réclamer un autre à la place. Ça ne se fait pas. On garde donc la frangine. On lui fait un peu de place, pas beaucoup car la Royauté est plus qu’envahissante. La frangine atteint péniblement l’âge de quatre ans. Un miracle quand on y pense. On ne comptera plus le nombre de fois où Maman-Louve oublia d’aller la chercher à la sortie des classes. Une laissée pour compte apprend à se débrouiller plus vite qu’un Enfant-Roi, c’est logique.

La plus grande faute de Maman-Louve à l’égard de l’Enfant-Tyran ? Elle l’aima trop. Et trop c’est trop. On le lui reprit. Une méningite fulgurante, dit le médecin. Anéantissement. La mère pleure, hurle, dépressive, s’enferme et refuse. Le désespoir est un état d’esprit sournois. On manque de réflexion par sa faute, on finit par faire n’importe quoi. Bébé-Roi vit encore, son âme est quelque part. A Maman-Poule de faire en sorte qu’il revienne.

Un vagissement. Une déception lorsque la sage femme s’émerveille et enfonce le clou,

« C’est une fille. Bien jolie. »

Ce n’est pas possible. Le sort s’acharne donc. Son beau Poupon est un garçon, celle qui le remplace est une fille. Maman-Poule passe outre. Elle n’en est plus à un paradoxe près. Une nouvelle ère débute. L’ère de la substitution.


UNE VIE PAR PROCURATION ❞
L’inconvénient majeur d’être un Bébé-Substitution est que vous n’aurez aucune identité propre. Maman-Louve colla un prénom débile à son nouveau jouet pour la forme puisqu’elle l’appela toujours comme son premier né. Ca fout les jetons, pas vrai ? Bébé-Miroir fut encore plus choyé que le premier. Poupée de cire qui ne pleura pas beaucoup. Comme si Bébé comprenait qu’il fallait se taire et laisser faire. Maman disjoncte, aucun problème, je gère, je fais comme si. Sa seigneurie la plante verte, alias le père, effacé, conciliant, aveugle surtout ne dit rien non plus. C’est que tout va bien. Bébé-Fille grandit vite, Bébé-Fille ne sort jamais de la maison. Elle pourrait tomber malade. Maman est terrifiée au moindre éternuement. La méningite est toujours là, comme coincée dans les murs de la bicoque. Maman est névrosée et s’entête à laver l’enfant-Copiée six fois par jour. Les microbes, c’est la mort assurée. Elle frotte, lave et fait briller son petit jouet. Maman adore sa jolie poupée, parfois, elle l’habille comme un garçon, parfois de dentelles et de rubans. C’est à n’y rien comprendre mais il n’y a pas grand-chose à faire. Juste attendre que le temps passe.

Sauf que le temps qui passe est un autre ennemi de Maman. Le temps lui ôtera son Bébé-Adoré. Que faire ? On infantilise au maximum. On interdit à l’Enfant d’être débrouillarde. On lui fait tout, on lui donne la becquée. Si à sept ans, elle ne sait toujours pas se servir d’une fourchette, ce n’est pas grave car c’est encore un bébé. Elle est folle Maman, pas vrai ? L’école ? Il ne faut pas y compter. Le père instruira l’Enfant-Bébé. Mais la prêter au père, Maman n’aime pas beaucoup. Elle s’y force. Pas question d’avoir un enfant bête comme ses pieds. Bébé-Fille apprend vite et bien, le père dit qu’elle est maligne. Maman déteste ce mot alors lorsqu’elles sont toutes les deux, Bébé-Fille zozote et suce son pouce. Elle fait semblant, comme Maman. Pas vrai qu’elles sont bizarres ces deux là ?

C’est la frangine qui pense ça. Mais oui, tu sais la frangine, celle qui est devenue l’aînée d’un coup de baguette magique. La frangine est âgée de seize ans à présent. Elle s’est vite tirée. On la comprend. Elle est en apprentissage à l’autre bout du pays. Paraitrait qu’elle déteste sa famille. Pourquoi ? Devine un peu. Ne reste donc à la maison que Maman, Bébé et la plante verte. Du beau monde. Le Substitut a encore grandit. Douze ans. C’est trop pour Maman qui continue de lui faire porter des robes aux manches bouffantes. On fait semblant depuis si longtemps qu’il est difficile de démêler le fantasme de la réalité. Heureusement, il y a la lecture, l’évasion. Substitut ingurgite un nombre de connaissances faramineuses. Pour quoi faire ? Comme ça, par jeu. La plante verte la laisse faire, il s’occupe des clients, et elle, se cale sur une baquette, une pile de livres à ses pieds. Maman viendra la chercher en fin d’après midi… Bain, dîner, bain et au lit… Lever, bain, collation, jeux, bain, déjeuner, études et ainsi de suite… Substitution n’est pas curieuse d’une autre vie. Substitution développe les mêmes névroses que Maman. Dehors, c’est le mal, les autres, c’est le mal. Elle a peur de tellement de choses qu’il vaut mieux qu’elle reste à la maison. Maman a gagné.


L’ÂGE INGRAT ❞
Maman souffrait d’un ulcère depuis belle lurette. Et comme elle refusa de se soigner –Peur des médecins oblige- Elle finit par en mourir. C’était l’année dernière. Essaies un peu d’imaginer l’état de confusion de plante verte et moi. On s’en est remit, on s’en remet toujours, mais l’absence, la solitude, c’est le plus dur. J’ai dix-huit ans depuis trois jours. Plante verte dit que je me coltine une féroce crise d’adolescence à retardement. Rien d’étonnant à cela vu que je suis en retard sur tout. Il a bien fallu que j’apprenne à me débrouiller avec la maison et les courses. Je suis à nouveau le substitut de quelqu’un. Pour la plante verte, je dois m’occuper de tout ce que maman faisait. Bonjour l’angoisse. Surtout que je suis obligée de sortir à présent. La pluie, vaut mieux la voir à la télévision. C’est froid, ça mouille, c’est dégueulasse. Ne parlons pas des autres… Les gens. Entre le commerçant sourd comme un pot et la voisine bigleuse qui parle toujours de ses foutus clébards, y’a de quoi péter son câble.

La politesse, c’est quoi ? Maman n’en a jamais rien dit. Moi, je dis toujours ce que je pense alors ça les bouscule pas mal les autres. J’ai appris pas mal de gros mots et je n’hésite pas à m’en servir. La maison, c’est l’anarchie, l’extérieur c’est la vie en communauté… Mon cul si j’aime les règles. Vulgaire ? Moi ? Oui, personne ne me fera jamais plus les gros yeux si je fais une bêtise, alors… Et puis, plante verte vieillit. Tassé dans son éternel complet gris souris, il rapetisse. Il dit qu’il me lèguera le commerce, que la frangine, elle s’en fout, alors, il ne reste que moi. Sauf que… L’âge ingrat me guette. Je suis en pleine crise existentielle. Des années qu’on me dit ce que je dois faire. Y’a des moments où il faut savoir oser et je l’ai fait,

« Non. »

Ce fut sans appel. Je ne sais pas de quoi j’ai envie mais certainement pas de rester ici, coincée entre ces quatre murs. Crois pas que je sois ingrate. Maman et plante verte constituent mon unique univers. Tu dis non mais tu penses oui en fait. Tu cherches juste la confrontation.

J’ai vingt et un an depuis hier. Plante verte ne quitte plus notre appartement du premier étage. Il a trop fumé et ce sont ses blondes qui finiront pas avoir sa peau. Le médecin le lui a encore asséné la semaine dernière. Plante verte s’en fout, il estime avoir eu une vie bien remplie alors ses gauloises, il les inhalera jusqu’au bout. Je gère la librairie. C’est pas sorcier. Suffit de passer des commandes, de les recevoir, de les livrer parfois puis d’encaisser. Le sourire ? Ne rêve pas, je ne suis pas aimable alors la chaleur humaine, va-t-en donc la chercher ailleurs. Y’a aussi les vieux clients, ceux qui viennent pour papoter. Moi, je les entraîne dehors en leur montrant le bar du coin, grinçante,

« J’suis pas assistante sociale, ta vie j’m’en cogne, tu trouveras gros Fred le barman là-bas. »

Je ne suis pas en colère, je ne cherche pas à blesser autrui. Non, j’aime juste que les choses soient à leur place. Je vends des bouquins, pas de la conversation. Les voisins disent que je suis un congélateur ambulant, que maman m’a bien mal éduquée. Ils disent que sourire me ferait rentrer davantage dans le moule. Le moule ? Pf. Je ne sais absolument pas de quoi a l’air cette bête là. Ils peuvent bien dire ce qu’ils veulent au fond. Par contre, ce que personne ne sait c’est que moi, je n’ai pas beaucoup de conversation, par contre, je suis douée en récitation. Et oui, j’ai tout un tas de trucs inutiles dans le crâne. Il faut dire qu’avoir eu, pour seule compagnie, maman et les livres, ben, ça laisse des traces.

Et puis, cette habitude de me laver encore et encore. A croire qu’il me faudra expier quelque chose toute ma vie. Expier quoi d’ailleurs ? D’être en vie, et pas lui… L’Enfant-Roi ?

J’sais pas, j’sais plus. Je me traine jusqu’à la salle de bain. Telle une automate, je me fais couler un bain. La musique tonitruante envahit bien vite l’appartement. J’entends la plante verte qui frappe le mur de sa canne. Il pense que c’est trop fort. Et comme je n’ai pas envie de l’entendre, je pousse le bouton du transistor. L’eau dégouline, la radio crachote, parfois, j’aimerai être sourde pour ne plus rien percevoir. Parfois aussi, j’aimerai que tout s’arrête, mais quoi ?

J’ai vingt et un ans. Je me sens tellement vieille et lessivée que la radio, je la fixe. Si elle tombait dans la flotte, je crois que j’arriverai enfin à sourire.