Ophelia Nemesis Trancy

« Il délire, mais sa folie ne manque pas de méthode. »

RACONTEZ NOUS VOTRE MORT : Je me souviens seulement du souffle brûlant de l'explosion, du bruit assourdissant, de la lumière aveuglante. Je n'ai même pas eu le temps de réaliser, pas eu le temps d'esquisser ne serait-ce qu'un mouvement pour protéger mon visage -bien que ce geste aurait été inutile. Trente secondes avant, je réalisais avec brio le fameux tour de la fille coupée en deux. Qui aurait pu penser que je mourrais non pas démembrée, mais brûlée vive à cause d'une fichue fuite de gaz ? Certainement pas moi. J'ai toujours agi avec la plus grande prudence. Je n'ai jamais traversé en dehors des passages piétons. Je ne suis jamais sortie seule dans les rues après vingt-deux heures trente. Je ne suis jamais montée dans une voiture sans m'attacher. Je n'ai jamais fumé, jamais bu. Et je suis quand même morte à vingt-et-un ans. La vie est vraiment trop injuste.

QUE PENSEZ-VOUS DU PAYS DES MERVEILLES ACTUEL ? : Quelle ironie d'appeler cet endroit le pays des merveilles ! Ça ne m'aurait même pas effleuré l'esprit. Cet endroit où je vis désormais me met sans cesse horriblement mal à l'aise. Je ne sais jamais sur quoi je vais tomber, mes muscles endoloris me rappellent à chaque mouvement que je ne me suis pas détendue une seule fois depuis mon arrivée ici. J'ai peur de dormir, peur de baisser ma garde ne serait-ce qu'une heure, on ne sait pas ce qu'il peut arriver dans ce monde. J'ai appris à me défendre par nécessité, mais je ne sais pas combien de temps je vais réussir à tenir.

QUEL EST VOTRE ENDROIT PRÉFÉRÉ DANS CE PAYS ? : Dire que j'aime un endroit de ce pays serait un mensonge, mais si je devais impérativement choisir, ma décision se porterait sur le jardin fleuri. De mon vivant j'appréciais déjà parler aux plantes, je peux à présent avoir une conversation avec elles. C'est là-bas que je me rends lorsque je me sens mal ou déprimée, quelques compliments bien formulés suffisent généralement à m'offrir un abri de sérénité pour quelques temps.

« Et que penses-tu de Hermia ? Hermia ou Juliet ? » Carolyn Trancy, couchée de tout son long sur le divan du salon d'hiver, écrivait soigneusement chaque idée de prénom qui lui venait à l'esprit. Son ventre arrondi montrait clairement que la grossesse arrivait à son terme et l'urgence de trouver un nom au bébé se faisait sentir. Carolyn avait annoncé dès le début que sa fille porterait le pseudonyme d'une héroïne shakespearienne, les oeuvres du dramaturge l'ayant suivie tout au long de sa vie. « C'est le moins que je puisse faire pour William. » Son mari n'avait pas protesté, ne connaissant que trop bien les sautes d'humeur de sa femme. Victor Trancy, lui, était confortablement assis sur un large fauteuil, la tête plongée dans un journal. Il leva briévement les yeux de sa revue, marmonna « Juliet c'est joli. » et retourna à sa lecture. Carolyn soupira longuement, jeta son bloc-note sur la table basse et se leva avec difficulté de sa causeuse. « Franchement Victor, j'ai très nettement l'impression que tu ne te sens pas soncerné par... Ouille ! » La jeune femme porta une main à son ventre, le visage tordu par la douleur. En deux secondes, Victor fut à ses côtés, prêt à la soutenir si elle s'écroulait. « Carolyn ? Carolyn, mon coeur, que t'arrive-t-il ? » Son épouse leva vers lui un regard affolé et lâcha d'une traite « Je crois que j'ai perdu les eaux. » Sans perdre une seconde, Victor prit les choses en main et emmena sa femme jusqu'à la voiture. « Je ne peux pas accoucher maintenant, on a même pas choisi de pré... aïe ! » « Je t'en supplie Carolyn, tais-toi. Tu m'angoisses ! » Il se gara en travers du parking de l'hopital quelques minutes plus tard.
Le travail ne dura pas bien longtemps, l'enfant fut vite mis au monde. « Comment souhaitez-vous l'appeler madame ? » Carolyn fixa l'infirmière d'un air absent et balbutia « Je n'en ai pas la moindre idée... Comment vous appelez-vous, vous ? » « Ophelia madame. » La jeune maman battit des cils. « Vous voulez dire... comme dans Hamlet ? » « Euh... oui sans doute. » Carolyn versa une larme devant ce miracle et lança d'un air soulagé « Ophelia donc. Ophelia Juliet Trancy. »

« Ophelia ? Ophelia où es-tu bon sang ? » « Oh flûte ! Ma mère ! » Ma meilleure amie et moi nous empressons de cacher le maquillage que je lui ai emprunté sous mon lit. La porte s'ouvre, laissant apparaître le visage radieux de ma génitrice. « Ophelia, ça t'ennuirait de me répondre quand je t'appelle ? » « Ah... tu m'as appelée ? J'ai rien entendu. » Rose étouffe un rire qu'elle fait passer pour un toussotement. Ma mère me lance un regard mi-agacé, mi-amusé, avant de me souffler sur le ton de la confidence « Si j'étais toi, je descendrais vite dans le salon, ton père ne va pas tarder à rentrer. » Je bondis sur mes pieds et me précipite dans l'autre pièce. Ma mère et Rose me suivent en échangeant des sourires entendus. Aujourd'hui est le jour de mon douzième anniversaire, et papa rentre d'un voyage de trois semaines. Il ne fait aucun doute que je vais avoir droit à un cadeau digne de ce nom. J'ai à peine le temps de lisser ma jupe et de remettre mes cheveux en place que j'entends le crissement des pneus sur le gravier. Mon père entre dans la maison les bras chargés de sacs, qu'il lâche en me voyant pour me prendre dans ses bras. « Ma grande fille ! Joyeux anniversaire mon ange ! » Il me tend un paquet joliment emballé de papier doré et va saluer ma mère d'un baiser sur les lèvres. Rose m'aide à ouvrir mon cadeau. Nous poussons en coeur des couinement d'excitation en découvrant une boite à magie de la taille de mon buste. « Trop cool, merci papa ! » Je me jette à son cou pour le remercier avant d'ouvrir le coffret avec précaution. Parfaitement alignés, les divers objets ne demandent qu'à être utilisés. « Plus tard Ophelia, d'abord le gateau ! » intervient maman. Je quitte à regret mon cadeau pour aller prendre mon gouter. J'aurais tout le temps de le découvrir après de toutes manières.

UNDERCO'