Don't let me fall in the shade

Les falaises blanches. Surement l'endroit que je préférais dans le pays des merveilles après le château de la Reine Blanche. Malgré ces pentes glissantes qui pouvaient vous coûter la vie, on y était tranquille, même si quelques Jubjubs trainaient parfois dans les parages. Peu de gens appréciaient les falaises à leurs justes valeurs. Pour beaucoup, ces falaises n'étaient qu'un endroit désertique, dangereux, et surtout trop calme, sans aucune originalité. C'était plutôt le contraire pour moi. Je pouvais y être seul, au moins. J'y allais régulièrement, quand le palais royal était trop remplis ou que j'avais besoin de me changer les idées. Il fallait traverser le bois de Tugley, mais cela en valait la peine. Et puis, vous avez vu ce paysage? On pouvait observer toutes les créatures peuplant le territoire du chapelier, en toute sécurité. Enfin une sécurité approximative, mais tout de même. Parfois on voyait des gens argumenter vainement avec des têtes à claques, ou se battre avec des pots-mirette. Au début, j'essayai de les aider, mais j'ai vite compris que j'étais trop loin pour que mes cartes ne puisse les atteindre. Alors je les observais, essayant d'apprendre de nouvelles techniques de combats. Une fois, même, j'ai vu l'arrestation d'un des disciple du chapelier par deux gardes rouges. Malheureusement pour eux, un vol de frelons géants à la recherche de cibles à abattre s'était aventuré hors du bois. Ils n'avaient aucune chance; si ces frelons étaient sortis du bois, c'était qu'ils étaient vraiment en furie. Les trois furent piqués à maintes reprises, et, d'après ce que j'en ai vu, il n'y avait pas de survivants. Mais, ce genre d’événements étaient rares, et peu de choses réussissaient vraiment à troubler le silence des falaises.

Ce jour là, je lisais un livre, trouvé dans le terrier du lapin blanc. Il était malheureusement écrit en portugais, et j'avais beaucoup de mal à le déchiffrer avec mes rudiments d'espagnol. D'après ce que je lisais et la couverture, c'était un livre de cuisine, mais les plats ne me semblaient pas très appétissants. Dommage, au moins, j'avais de la lecture.Alors que je terminais le premier chapitre, quelque chose me frôla rapidement le bras. Un jubjub. Une fulgurante douleur à la jambe. Deux jubjubs. Je sortit mon parapluie et me mit à taper dans tous les sens pour les faire fuir, mais je ne réussis à repousser leurs attaques qu'en leurs envoyant des cartes rasoir. J'inspectais rapidement ma jambe, le bec d'un de ces oiseaux m'avait ouvert une plaie béante qui saignait abonnement. Aïe. J'avais réussis à tuer un des rapaces, mais l'autre restait, guettant une occasion de m'embrocher. Il esquivait chacun de mes projectiles, me narguant continuellement en volant en cercle au dessus de moi. On pouvait presque lire un sourire narquois sur le bec gigantesque de ce monstre.
Expérimentant une autre tactique, je me décidât à essayer de l'assommer avec mon parapluie. Ça aurait put marcher si il n'avait pas d'ailes, et s'il n'avait pas pris assez d'altitude pour éviter mes coups. Soudain, il me fonça dessus dans un vol en piquet. Mon parapluie n'aurait pas pu me protéger de lui, alors je me décala rapidement sur le coté, sans faire attention où je mettait les pieds. Dommage. Je perdît pied et tombât dans le vide.

Par je ne sais quel réflexe, je réussit m'accrocher à une corniche, ce qui m'empêchât de me rompre les os clinquantes mètres plus bas. Bonne nouvelle, le jubjub était partit, semblant penser que j'étais mort. Mauvaise nouvelle, la mince plateforme qui me retenais était trop petite pour que je puisse m'y tenir ne serais-ce que debout et elle avait l'air extrêmement fragile. Il y avait d'autres prises, mais elles étaient hors de portée, et je ne pouvais pas me risquer à essayer de changer de corniche, alors que celle-ci semblait sur le point de s'effondrer.

« - Oh ! »

« Non mais laisse-moi ! S’il-te-plait, c’est sérieux ! Je dois absolument aller m’entr… oh une graine surprise ! »

Ella détacha ses yeux noisette du petit Mome-Rath rose qui la suivait depuis un bon moment. La jeune fille avait fait l’erreur d’ébouriffer la boule de poil, et depuis près de deux heures, celle-ci la suivait comme son ombre. Ce fut sous les yeux intrigués de la bestiole qu’El s’accroupit avec grâce, en prenant bien soin de ne pas salir sa jolie robe blanc-ivoire, et qu’elle creusa dans la terre molle un petit trou. Elle prit ensuite délicatement la graine entre son pouce et son indexe et la déposa avec soin puis la recouvrit avec la même douceur. La jolie blonde essuya ses mains toutes brunies de boue avec une grosse feuille qu’elle décrocha d’un arbre. La magie du pays des merveilles s’opéra et Ella fut encore une fois admirative quant à la flore si surprenante de cette contrée : à la place de petit tas de terre battue se tenait un splendide chapeau crème surmonté d’une rose pâle et de tulle assortie.

« C’est mon jour de chance ! sourit Ella. La dernière fois que j’en ai planté une, j’ai eu le droit à une raquette de ping-pong qu’un lutin s’est empressé de me voler ! »

Elle se coiffa de son nouvel accessoire, il lui allait à ravir. Le Mome-Rath émit un petit bruit pour rappeler sa présence, Ella y répondit par un regard penaud. Cette petite chose lui fit tellement pitié qu’elle craqua, et la mit sur son épaule (en priant tous les dieux qu’elle connaissait pour que celle-ci n’ait pas d’envie pressante). La jeune fille tira une montre à gousset d’un petit sac de cuir et poussa un soupir quand elle vit que ses aiguilles s’étaient lancées entre elles dans une course sans fin. C’était un réflexe stupide de chercher à savoir l’heure, surtout que de son vivant elle n’avait jamais été très ponctuelle. Elle rangea l’objet et se remit en route pour rejoindre la destination qu’elle aurait dû atteindre il y a bien longtemps si elle ne s’était pas autant dispersée pendant la traversée du bois de Tulgey : les Falaises Blanches.
Peu de personnes appréciaient les Falaises à leur juste valeur. En général elles n’y voyaient qu’un cul-de-sac après une haletante promenade dans des bois pleins de bêtes peu sympathiques. Mais Ella n’était pas la plupart des gens. On lui avait toujours dit depuis sa naissance qu’elle avait quelque chose de différent, et elle avait entreprit de cultiver le mieux possible cette différence, quitte à paraître étrange ou à passer pour une folle. El n’aimait pas le terme "dérangée", elle préférait largement se qualifier de "rêveuse ". C’était un bien joli mot…
En quelques mètres elle atteint l’orée du bois. Sa boule de poil rose toujours perchée sur épaule s’était assoupie, son souffle lui chatouillait le cou, c’était une sensation assez agréable. Elle hésita à la réveiller et à la laisser dans son bois, mais finalement elle se ravisa, peut-être que la bestiole était plus en sécurité avec elle qu’à demie endormie et à la merci des prédateurs. Mais si elle la gardait, elle ne pourrait pas non plus s’entraîner, ce qui, à la base était le but de sa venue. Ella adorait pratiquer sa gymnastique à quelques centimètres du ravin immaculé. Cela décuplait la sensation de liberté que lui procurait le fait de virevolter un peu partout comme un papillon. Après son accident, elle ne pensait ne plus jamais pouvoir revivre ce plaisir. Et voilà encore une preuve que l’existence était bien ironique : elle le vivait, mais dans sa mort. Un fin sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme à cette pensée.
Soudain, un cri la fit sortir de sa rêverie. L’œil aux aguets, elle dégaina d’un geste vif une carte rasoir entre son index et son majeur, prête à la balancer sur la première créature qui avait l’air agressive. Ce mouvement brusque réveilla le Mome-Rath qui crispa ses petites pattes sur l’étoffe de la robe d’El pour ne pas tomber au cas où la jolie blonde bougerait un peu trop violemment. Cette dernière localisa la provenance du cri. Un jeune homme était aux prises avec quelques jubjubs. Qu’est-ce que ça pouvait être moche ces ignobles volatiles ! Ella grimaça quand elle vit le garçon se faire cruellement blesser par un de ces monstres. En prenant le temps de calculer son coup, elle lança sa carte sur le jubjub qui s’apprêtait à frapper le jeune homme par derrière. Touché ! L’oiseau déguerpit en laissant dans son sillage quelques plumes colorées.
Elle fit de même avec ceux qui restaient, ils chutèrent tous les uns après les autres. Les tirs d’Ella faisaient toujours mouche, c’était de notoriété publique. Ils étaient tous d’une rare précision. Il ne restait plus qu’un jub. El l’abattit sans encombre. Ce qu’elle n’avait pas prévu c’est que le garçon était arrivé au bord de la Falaise. Dans un mouvement de désespoir il perdit l’équilibre et bascula dans le vide.
Ella plaqua sa main sur sa bouche, choquée d’assister à une seconde mort aussi soudaine que rapide. Néanmoins, elle s’avança à petits pas du bord, sa boule rose toujours juchée sur son épaule droite, bien que le Mome soit un peu tremblant, il avait tenu le coup. Une fois arrivée à l’endroit de la chute mortelle, elle baissa la tête avec appréhension, les corps disloqués ce n’était pas vraiment sa tasse de thé.

« Oh ! » s’exclama-t-elle quand elle découvrit avec plaisir que le garçon (qui avait de magnifiques cheveux bruns) s’accrochait avec l’énergie du désespoir à une corniche qui semblait sur le point de lâcher. La jolie blonde lui attrapa le poignet de ses deux mains en prenant bien soin de caler ses pieds derrière une pierre afin de ne pas basculer à son tour. Elle sourit malicieusement à son regard surpris et brulant de reconnaissance. Bien qu’Ella avait toujours eu un corps parfait tout en muscle, le jeune homme était bien plus lourd qu’elle et elle le remonta avec peine et au prix d’un gros effort. Ce fut avec soulagement qu’elle réussit à lui faire regagner la terre ferme.

« Moi je sais voler. Et je n’ai pas besoin de me jeter d’une falaise pour essayer … » dit-elle d’une voix haletante, tout en caressant son petit Mome.

« - Oh ! »

Un visage enfantin dépassait de la falaise, un sourire aux lèvres. C'était une fille, et ses cheveux blonds ondulés me touchaient presque le visage, étincelants dans la lumière du soleil. Je n’eût même pas le temps de demander de l'aide que ses frêles bras me soulevaient, avec une force que je n'aurais pas soupçonné. La jeune fille qui venait de me sauver était belle, plus grande que moi de quelques centimètres, et un sourire éclatant ornait ses lèvres. Elle était mince, avec une silhouette longiligne qui allait dans le sens de la jeunesse qu'affichait son visage, que seuls sa taille et sa force semblaient contredire. Elle portait un grand chapeau haut de forme couleur sur la tête, couleur qui se mariait très bien avec ses cheveux or. Il était en excellent état, et je me demandais où elle avait pu le trouver, car il aurait été impossible qu'elle sorte du bois de Tugley sans même un souvenir sur sa coiffe.Pour completer son étrange costume, un mome-rath rose pétant trônait sur son épaule, à moitié endormit. Il ne semblait pas s'inquiéter des faits et gestes de sa maitresse. On aurait que rien n'aurait pu le reveiller compte tenu des larges gestes de bras de sa maitresse. Les yeux de cette étrange personne étaient grands, intelligents, semblant admirer tous ce qui passait dans leurs champs de vision.
Les lèvres de ma sauveuse bougèrent, mais je mis quelques secondes avant de chasser le reste de l'adrénaline qui brouillait mon cerveau pour comprendre.

« Moi je sais voler. Et je n’ai pas besoin de me jeter d’une falaise pour essayer … »

Étonné par ses paroles, je répondit en bafouillant:

« Ah, euh, je n'essayais pas de voler en fait, je suis tombé. »

Elle ne semblait pas le moins du monde troublée par ma réponse. J'examinai le sol, et vit plusieurs cadavres de Jubs. Tous portaient les stigmates d'une blessure de carte rasoir. Comme je n'en avais tué qu'un et que la jeune fille possédait un jeu, je compris qu'elle les avait abattus. Une autre raison de lui être reconnaissant. J'étais quand même assez gêné d'avoir été sauvé. Ce n'était même pas une question de machisme, non, je ne m'embarrassais pas de ce genre de principes futiles. C'était le fait en lui-même, elle n'avait aucune raison de me sauver, Car, au pays des merveilles, la règle était plutôt dans le genre chacun pour soi, et personne ne pouvait en vouloir à quelqu'un pour tenter de survivre au dépend des autres. Certains allaient même jusqu'à fouiller le corps des de dépouilles abandonnées. C'était plutôt handicapant d'avoir une dette dans cet univers, car après, votre créancier était en droit de vous demander toutes sortes de réparations, qui pouvaient être assez couteuse, quand elles étaient de l'ordre matériel, et dangereuses quand c'était un service qui était réclamé. Mais, heureusement pour moi, cette fille ne semblait pas avoir eu connaissance de cette règle. Cherchant un moyen d'exprimer ma reconnaissance, j’attrapai ma besace et en déballa le contenu. Comme j'étais plutôt économe et que j’allai régulièrement au terrier du lapin blanc, celle-ci était bien remplie, garnie en supplément de quelques cadeaux offerts par les graines magiques. En espérant qu'elle ne choisirait pas quelque chose d'essentiel à ma survie, comme ma nourriture, ma tente, ou même mes quelques miteux mais précieux livres, je lui dis:

« Tiens. Tu peux prendre ce que tu veux, tu m'a sauvé la vie. Par contre, à ta place, je ne choisirait pas le matériel de couture, il est plutôt agressif... »

Ella gratifia le jeune homme d’un coup d’œil transcendant. De beaux cheveux bruns cachaient en partie des yeux verts foncés qui papillonnait encore un peu sous le coup de l’émotion. Il était un peu plus petit qu’elle, et il semblait appartenir à la catégorie des penseurs plutôt qu’à celle des sportifs. Il lui adressa un balbutiement auquel El ne fit pas attention, la jeune fille continuait à gratouiller ce qui servait de tête au Mome-Rath. Quelque chose attira sa curiosité, une plume de jubjubs était tombée à quelques mètres de là. En prenant soin de ne pas réveiller sa bestiole, elle s’étira de tout son long, en faisant une jolie démonstration de sa souplesse et l’attrapa du bout des doigts. Les jubs avaient beau être des bêtes répugnantes, leur plumage seul était magnifique. Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel réunies en un seul corps matériel. Elle l’ajouta à son chapeau, le mélange devenait surprenant, mais du plus bel effet.
Le garçon la regardait avec surprise, comme si chacune des réactions de la jeune fille l’étonnait au plus haut point. Puis après une espèce d’hésitation, il mit sa besace entre eux et vida son contenu. Il semblait légèrement frustré, ses gestes étaient faits à contrecœur, et il n’essaya même pas de s’en cacher. Ella se mordit la lèvre, pourquoi faisait-il donc ce cirque ? Avait-il perdu quelque chose d’important dans sa chute ? Si ça se trouve il lui en voulait et la tenait pour responsable de sa perte ! Oh ! Et si il ne pouvait pas vivre sans ! Les caresses d’Ella sur sa boule de poil se firent légèrement plus rapides, signe qu’elle commençait à s’emporter et à paniquer.


« Tiens. Tu peux prendre ce que tu veux, tu m'as sauvé la vie. Par contre, à ta place, je ne choisirais pas le matériel de couture, il est plutôt agressif... »

Mais… mais … Ella en resta béate quelques secondes. Ce garçon dont elle ne connaissait même pas le nom se sentait reconnaissant envers elle au point de lui offrir un cadeau ! Le Pays des Merveilles rendait vraiment les gens étranges. Ils n’avaient plus aucune notion de service ou de générosité, tout se faisait pour soi, et uniquement pour soi. C’était tellement bête ! Peut-être que si les mentalités changeaient il y aura bien moins de morts dans cette contrée … Ceci dit on ne refusait pas un cadeau. Surtout quand on était dans le besoin. El se pencha pour observer les différents objets, c’était un véritable bric-à-brac ! Il y avait quelques livres, des bidules cassés, des objets nécessaires à quelques jours de survie, le fameux kit de couture qui semblait regarder Ella d’un air méchant, et de la nourriture. La jolie blonde se pencha vers cette dernière catégorie. Elle remit délicatement le Mome sur son épaule pour avoir le loisir de farfouiller avec ses deux mains, et un sourire rayonnant se dessina sur ses lèvres quand elle attrapa … un pancake. Oh, par tous les dieux, c’était décidément un jour béni ! De tout ce qui existait dans le monde gastronomique c’est ce qu’El préférait. Un bon déjeuné de pancake à la framboise, elle en rêvait depuis des lunes ! Elle salivait d’avance à l’idée de déguster cette trouvaille.

« Dis, t’aurais pas de la confiture de framboise ? » demanda-t-elle la voix et le regard pleins d’espoir. Il y avait peu de chance – une chance si infime qu’elle n’y croyait presque pas – que ce garçon soit en possession de confiture de framboise… mais dans le doute il valait mieux demander. Ella en avait déjà les larmes aux yeux quand elle regardait son pancake. Cette scène aurait crevé le cœur au bandersnatch !


« T’imagines pas à quel point je peux aimer les pancakes à la confiture de framboise. Je … C’est moi qui devrais t’offrir quelque chose en échange ! Ce que j’ai fait c’était vraiment rien à côté tu vois … Pour l’instant je ne peux te donner que mon nom. Je m’appelle Ella. Bon, ce n’est pas vraiment très important non plus mais c’est mieux de savoir à qui on s’adresse tu comprends ? Je suis sûre que tu comprends, tu lis des livres ! Et les livres c’est pour les gens intelligents ! Mais si tu penses pouvoir voler en tombant d’une falaise ce n’est pas très malin, si tu veux je peux t’apprendre à voler… »

La jeune fille repris une longue inspiration. Parler longtemps sans respirer lui faisait dire un peu n’importe quoi, c’est l’oxygène qui manquait à son cerveau. Elle hésita à continuer son discours mais préféra ne rien ajouter, son interlocuteur devait déjà avoir assez d’informations à trier comme ça ! Elle guetta sa réaction et surtout sa réponse quant à la confiture.

La jeune fille resta bouche bée pendant quelques secondes. Quoi? J'ai fais quelque chose de mal? Apparemment non, car elle se ressaisit rapidement pour inspecter mes affaires. Elle examina longuement les objets rependus sur le sol, s'attardant parfois sur certains accessoires, avant de s'intéresser à la nourriture. Soupir. Enfin bon, de toute façon, je n'aurais pas pu manger si j'étais tombé. Quand elle remarqua la présence d'un pancake, elle s'en saisit, émerveillée. Je l'avais échangé ce à un boulanger contre un gant trouvé au terrier que j'avais raccommodé à l'aide de mon nécessaire à couture, et j'étais très fier du résultat. Je pourrais peut-être être cordonnier. Mais bon, je verrais ça plus tard. Je comptais manger ce pancake en l'exhibant ostensiblement dans un salon de thé pour rencontrer des libraires, mais en voyant les larmes qui mouillaient les yeux de la fille qui m'avait sauvé la vie, je n’eût pas cœur à le lui refuser.

« Dis, t’aurais pas de la confiture de framboise ? »

Argh. Je ne savais pas où trouver ne serais-ce qu'un pot de confiture dans tout le pays des Merveilles, depuis que la reine rouge avait lancé sa collecte, mais en revanche j'avais quelques framboises trouvées ce matin même dans le bois de Tugley. Un courtisan du château blanc m'avais promis son exemplaire d'Hamlet en anglais contre ces précieuses petites bais. Un livre de Shakespeare en anglais! Une occasion inespérée. J'avais eu tant de difficultés à trouver un framboisier dans ce capharnaüm qu'était ce bois, et je m'étais fait attaquer par un oiseau marteau et ses petits. J'avais mis au moins une demi-heure à les semer, et plusieurs heures en plus à retrouver les fruits. Que faire? Lui mentir ou les lui offrir?

« T’imagines pas à quel point je peux aimer les pancakes à la confiture de framboise. Je … C’est moi qui devrais t’offrir quelque chose en échange ! Ce que j’ai fait c’était vraiment rien à côté tu vois … Pour l’instant je ne peux te donner que mon nom. Je m’appelle Ella. Bon, ce n’est pas vraiment très important non plus mais c’est mieux de savoir à qui on s’adresse tu comprends ? Je suis sûre que tu comprends, tu lis des livres ! Et les livres c’est pour les gens intelligents ! Mais si tu penses pouvoir voler en tombant d’une falaise ce n’est pas très malin, si tu veux je peux t’apprendre à voler… »

Oh. D'accord. Elle était folle. Elle aussi. Enfin bon, j'avais l'habitude maintenant, et elle était moins dérangée que la plupart des gens que je connaissait. Je préférais lui donner mes framboises, ne partageant pas son amour pour le moins passionnel des pancakes à la confiture. Elle s'appelait Ella. C'était un jolie nom, il lui allait bien. Le patronyme que portait l'héroïne d'un des livres que j'avais étudié à Cambridge. Je préférais ignorer la partie de son discours sur mon hypothétique envie d'apprendre à voler, comme je doutais sérieusement du fait qu'elle puisse voler sans l'aide de quelques grammes de cocaïne. Elle semblait essoufflée d'avoir prononcé autant de mots en si peu de temps. En même temps, il y avait de quoi. Ma montre ne fonctionnait pas, comme toutes les autres, mais je crois bien qu'elle a atteint les cinq syllabes à la secondes; surement un record.
J'ouvris le petit sac en peau de chafouin dans lequel j'entreposais les fruits que je cueillais et en sortis quelques framboises, et les lui tendis. Après un dernier regard à ces magnifiques bais que j'avais eu tant de mal à trouver, je lui dit:

« Je n'ai que quelques framboises, mais ça fera l'affaire, non? J'ai un peu de sucres aussi si tu veux. »

De son vivant, Ella était réputée être un estomac sur pattes, même si elle se privait beaucoup pour garder une ligne d’athlète. Son coach avait été formel sur ce point, les gâteaux, pâtisseries, friandises, frites, pizza, choses grasses, salées, sucrées, c’était interdit. Certes des fois la jeune fille craquait quand elle passait devant une de ses boulangeries qui exposaient leurs magnifiques cupcakes et en achetait un. Elle le regardait intensément pendant de longues minutes afin de se nourrir l’esprit et après le dégustait en essayant de croquer des petits bouts à chaque fois afin de faire durer le plus ce plaisir sucré. Évidemment, son entraineur était toujours au courant de tout et la gratifiait d’exercices en plus afin d’éliminer immédiatement les grammes qu’elle venait de prendre. Au pays des Merveilles, la situation était différente. Bien sur, elle continuait à s’entrainer pour son plaisir personnel, mais elle pouvait manger à présent tout ce qu’elle voulait. Légère ombre au tableau, elle n’avait que très peu de chose à avaler, et chaque jour la jolie blonde de ne rien trouver pour se sustenter. Les gâteaux que vendaient les pâtissiers étaient tous si appétissants mais si couteux … En fait, elle se nourrissait quasiment uniquement de Pommes d’Eden. Elle avait réussi à réunir un petit stock respectable qu’elle avait planqué dans une cachette secrète près du lieu où elle avait élu domicile. Mais, trêve de rêveries, en ce moment, ce qu’elle fixait tel un cupcake c’était cet étrange garçon qu’elle avait sauvé d’une chute mortelle. Il semblait hésiter à lui répondre. Peut-être parce qu’il ne savait pas ce qu’était la confiture de framboise ? Qui savait de quel monde il venait … Ella ne connaissait même pas son nom ! Mais elle pariait sur quelque chose aux sonorités très étranges comme … Vladimir. Quand on prononçait ce nom la langue faisait un drôle de tournicoti dans la bouche, et cela amusait (sans aucune raison) beaucoup la demoiselle. Ce garçon tira donc une bourse en cuir de sa poche d’un air lasse et fatigué, et en sortit … des framboises !


« Je n'ai que quelques framboises, mais ça fera l'affaire, non? J'ai un peu de sucres aussi si tu veux. »

Ella s’empara des baies avec une mine euphorique. Sur son épaule, le Mome-rath regardait les baies de sa couleur et le pancake d’un air intrigué. Elle les plaça avec soin sur sa précieuse crêpe elle la plia en deux afin d’écraser les fruits, puis la rouvrit et la saupoudra du morceau de sucre qu’elle émiettait entre ses doigts. Le jeune homme en face d’elle semblait un peu attristé quant à la perte de ses inestimables denrées. El découpa une miette qu’elle donna à manger au Mome, elle n’avait aucune idée du système alimentaire de ces petites bêtes, mais il englouti le petit bout en moins d’une seconde. Ella le caressa doucement, elle commençait vraiment à apprécier cette bestiole. Secrètement la jeune fille croisait les doigts pour qu’il ne s’avère pas être une espèce de Grimlins wonderlandien. Pour faire bonne mesure, elle sorti une de ses cartes tranchantes et coupa le pancake en deux parties égales. Elle fourra un des morceaux dans la main du garçon et referma avec douceur ses doigts dessus.

« Tiens ! Tu as le droit d’avoir un peu de sucre après les émotions que tu as eu … »

Quand la jolie blonde croqua dans sa propre part, elle ferma les yeux et rougit de plaisir. L’arôme qui se dégageait que ce simple mets était juste exquis ! Elle ne put s’empêcher, quand elle rouvrit ses paupières, d’octroyer à son généreux donateur un léger baiser sucré. Bien qu’elle ne connaisse toujours pas son identité, elle ne pouvait s’empêcher d’aimer ce personnage un peu austère, qui lui avait fourni une petite dose de bonheur. Oui, voilà, c’était son dealer. Sauf que la drogue qu’il lui avait donnée était bien meilleure que toute l’héroïne, ou la cocaïne du monde !
Ella toucha ses lèvres de sa main libre avec un petit sourire et dit en mâchant une bouchée de son trésor :

« Tu sais Vladimir, je suis morte comme ça, paf, au départ j’avais rien décidé et puis je me suis mise à foncer dans cette fenêtre et … pouf ! La grosse lumière ou plutôt, la nuit. Je pensais ne plus jamais retrouver cette petite lueur là, qui me réchaufferais dans ce monde monstrueux, dit-elle en désignant son cœur de son index à l’ongle rongé, et puis … pour la première fois depuis que je suis tombée dans ce pays je mange un pancake à la framboise ! Et ça, ça me réchauffe beaucoup, donc … merci ! Et Momo aussi te remercie, même si là il dort, je suis sûre qu’il a adoré ça ! En même temps qui n’aime pas les pancakes à la framboise. Il n’y a que les fous qui refuseraient d’y gouter ! »

Elle se tut et respira un grand coup avant de continuer.


« Ca me rappelle mon amoureux quand j’étais vivante, je ne me souviens plus de son nom mais ça rimait avec framboise. Je ne suis tombée amoureuse qu’une fois, ça c’est certain ! Je ne me souviens plus vraiment de son visage non plus mais … je crois que tu lui ressembles un peu. »

À peine lui ai-je proposé les framboises et le sucre qu'elle s'en saisie, émerveillée. On aurait dit qu'on venait de lui donner un lingot d'or. Au moins, j'aurais fait une heureuse aujourd'hui. Elle préparât soigneusement les pancakes à la framboises qu'elle avait tant désiré avant d'en donner une miette au Mome-rath assit sur son épaule. Vu la vitesse à laquelle il l'avait avalé, ça devait être bon. Elle observa un moment son animal, avec une certaine tendresse. Puis, alors que je pensais qu'elle allait engloutir d'un coup cette denrée qu'elle semblait tant apprécier, elle attrapât une carte rasoir, trancha en deux parts égales le pancake et m'en offrit une part. Oh. Je ne pouvais pas accepter. C'était trop. Venant d'elle en tous cas.

« Tiens ! Tu as le droit d’avoir un peu de sucre après les émotions que tu as eu … »

Sa phrase terminée, elle se reconcentrât sur son repas. J'attendis un peu avant de lui rendre sa part. Je l'observais manger son pancake, avec une certaine fascination. Elle semblait sous l'emprise d'une drogue, et je vérifiais même mentalement si je ne lui avait pas donné de médicaments aux effets hallucinatoire, mais c'était bien la confiserie sucrée qui semblait lui procurer tant de plaisirs. La légère déception que j'avais ressenti en lui donnant les framboises c'était estompée pour se muer en une sorte de satisfaction, que je n'arrivais pas vraiment à expliquer. Elle semblait en avoir terminé, alors j'esquissais un mouvement en poussant ma moitié vers elle. Mais quand elle ouvrit les yeux, la première chose qu'elle fit fut un baiser. Sur mes lèvres. Les miennes. Alors que cela ne semblait pas la troubler le moins de monde, cela m'avait... bouleversé. Trop de souvenir qui remontaient. Quand j'étais encore en vie. En vérité, on ne m'avait embrassé qu'une fois auparavant, on m'avait aussi pris par surprise, et la suite c'était assez mal passée. Je voulais partir, m'enfuir, loin, dormir, ne plus y penser. Mais j'étais coincé.
J'essayais de dissimuler mon malaise derrière un air hébété, pour ne pas tout gâcher alors que, bizarrement, je commençais à apprécier l'innocente jeune fille. Mais de toute façon, elle semblait tellement droguée par le pancake que j'aurais pu me mettre à pleurer et à hurler qu'elle n'aurait pas réagit autrement. Elle toucha mes lèvres avec sa main, ce qui me fit frémir. Elle se mit à parler, mais je n'écoutais pas. J'essayais de me calmer, de repousser la crise d'angoisse qui tentait de prendre le contrôle de mon cerveau. Étrangement, l'indifférence légère d'Ella m'incitais plutôt à m'intéresser à elle. Elle était égocentrique, mais pas dans le même sens que moi; je n'ai jamais trop fais attention aux autres, car je ne me considérais pas comme eux, différent. Ou même, il faut l'avouer, supérieur.
Ella ne semblait pas être régie par des règles intérieures, elle était simple mais compliquée. Un casse-tête. Cela me tranquillisais. D'avoir un sujet sur lequel réfléchir. L'angoisse semblait commencer à se dissiper, alors j'entrepris de remettre soigneusement les objets que j'avais sortis dans ma besace, quand je vis une boite de pilules que j'avais achetées en prévision d'une crise. Elles étaient tout indiquées. J'en avala deux. Leurs effets furent rapides, placebo ou pas. Une fois calmé, je prêtas une oreille aux paroles d'Ella.

« … amoureux quand j’étais vivante, je ne me souviens plus de son nom mais ça rimait avec framboise. Je ne suis tombée amoureuse qu’une fois, ça c’est certain ! Je ne me souviens plus vraiment de son visage non plus mais … je crois que tu lui ressembles un peu. »

Gêné par ce qu'elle venait de me dire, je mis quelques secondes à former une réponses cohérente.

« Edward. Je m'appelle Edward. Et... merci. Au fait, tu peux prendre mon pancake, je n'ai pas faim.»