Ça faisait longtemps que l'envie de rendre visite à la Reine de Cœur me chatouillait l'esprit. Toutes les fois où je passais devant le portail menant à son château de luxe, je ne pouvais m’empêcher de tourner la tête en direction de l’immense bâtiment et y rester scotché. Genre que le reste de mon corps continuait d’avancer jusqu’à ce qu’il arrache de force mon pauvre petit crâne à sa contemplation. Je me suis dit alors qu’il fallait, un de ces jours, que je me glisse de l’autre côté de la grille et que je m’incruste à la table royale pour y siroter un délicieux verre de *AHEM* vin, en compagnie de la belle Iracebeth. Ouais, vu comme cet endroit-là me faisait sortir les yeux des orbites tellement il m’enchantait, c’était logique que je décide d’aller y faire un tour. Même pas b’soin d’un cerveau pour tirer cette conclusion.

C’est pour ça qu’en ce moment, je me retrouve coincé en sandwich entre deux rangées de haies qui font plus de cinq fois ma taille. Bien joué, le vieux ! aurait-on tendance à penser. Mais non, faut pas, j’suis pas perdu. Comment peut-on se perdre quand on ne fait que suivre un unique sentier en ligne droite, hein hein HEIN ? … D’accord, ça fait aussi près de trois heures que j’avance (oui, trois heures, selon la perception de l’autre monde qui n’est pas la même qu’ici, je sais ; faut vraiment tout vous préciser ?). Mais j’suis pas perdu j’vous dis, le chemin est tout simplement… long. C’est ça. Je poursuis un long, long voyage vers l’objet de ma – euh – curiosité. Voilà.

Les murs verts sont tellement hauts qu’en fait, on dirait qu’ils sont noirs. Et puis il fait nuit, donc il fait doublement noir. Ouuuh. C’est effrayant. Surtout que j’ai vraiment l’air d’être le seul dans les parages. Y’a personne. Pas même un chatfoin pour me faire sursauter. Je pourrais imaginer le Chapelier Fou en train de danser en sous-vêtements derrière la haie pour me faire peur tout seul, tiens.

J’avoue que je commence à foutre des coups de pieds sur les choses se trouvant sur mon passage, parce que je m’ennuie. Tiens, petite roche ! Tiens, bestiole poilue ! HA ~ Qu’il y en ait un qui me fasse la morale sur le respect de la nature et tout et tout. J’me ferai un plaisir de le scier en quatre pour prouver à notre amie la nature que je la protège de ceux qui la pourrissent pour vrai.

Cric, crac, cric, crac, boum, boum, boum. C’est le bruit monotone de mes pas sur les feuilles mortes et le pavé. Cric, crac, cric, crac, boum, boum… CLAC. Oh, attendez. Cric, crac, cric, cra… claclaclac. J’arrête de bouger, de respirer. Clac. Clac-clac. Clac. Ah, quand même, je ne suis pas fou ! C’est pas moi qui fais ça, donc il y a forcément quelque chose au prochain tournant. Je fais tomber ma capuche dans mon dos, histoire de dévoiler mon visage et faire tomber de peur la chose qui m’aura comme surprise. Et au cas où ça ne soit pas suffisant, je sors mon glaive adoré. Ce couteau-là, c’est mon ami, chéri, mon bébé. Il trancherait n’importe quoi pour son cher papa.

Je recommence à avancer, prêt à me concocter mon petit déjeuner. C’est vrai quoi, c’est pas parce que je suis mort et que je n’ai plus besoin de manger que je dois m’en empêcher. Je m’approche prudemment du coin de haie et sans trop réfléchir, je saute sauvagement sur un corps inconnu.

Dans l’action et la noirceur, je ne peux pas voir grand-chose. Mes doigts s’agrippent à un tissu quelconque et je devine tout de suite que j’ai affaire à un être humain. Bien. Au moins, je ne suis pas encore une fois tombé sur ces foutues cartes sur pattes qui, une fois déchiquetées au couteau, ne laissent aucune substance d’intérêt.

Je serre mon glaive dans ma main droite, mais je connais un instant d’hésitation. Je n’aime pas porter des coups dans le vide, sans même avoir l’occasion de voir quel beau visage je serai en train de massacrer. Cette pause m’est néanmoins fatale : mon adversaire réussit à se dégager et m’envoie rouler quelques mètres plus loin. Je me relève et distingue son ombre qui en a fait de même. Une voix s’élève alors pour me reprocher:

- Ne t’a-t-on jamais appris à ne pas attaquer les gens par derrière ?

Quel sarcasme ! J'adore ça, ça me donne une excuse pour répliquer sur le même ton :

- Ah, parce que tu aurais préféré recevoir un coup en plein dans le nez. Je peux me reprendre si tu y tiens.

Tout en parlant, j’enlève la poussière de mes vêtements et esquisse un sourire que l’autre ne peut probablement pas voir ou presque. Bien sûr que non, je ne lui casserai pas le nez – du moins, pas tout de suite. Il a l’air en forme, ce vieux, et je n’ai pas envie de gâcher mon énergie à lui péter la gueule alors que je risque de rencontrer bien pire qu'un minable comme lui en cours de route. Je hausse les épaules et dit, avec bien plus de politesse qu’il ne m’en a montré :

- Bon, pardon du dérangement, tu n’as rien à voir avec ces monstres sauvages et terrifiants. Je ne perdrai pas plus de temps ici, bonne route.

Puis je lui tourne le dos et m’apprête à repartir par où j’étais arrivé, mais à peine ai-je fait quelques pas que je fais une stupéfiante constatation : je me retrouve face à un cul-de-sac. N’ai-je pourtant pas emprunté ce même chemin ? Je jure par les ténèbres que oui ! Eh bien, bordel. Si le labyrinthe est truqué, on ne se demande pas pourquoi on peine à s’en sortir.

Demi-tour, encore. Monsieur l’attaqué se trouve toujours là et je suis presque certain qu’il se marre bien de ce petit contretemps. Je ne me préoccupe pas de ce doute. Tu ris sous cape, hein ? Rira bien qui rira le dernier !

Le sentier étant plutôt étroit, je dois frôler l’épaule de l’inconnu pour espérer le dépasser – ce que je fais sans me poser de questions. Mais dans mon élan, je fais plus que simplement le frôler ; je l’accroche carrément. Oops, my bad.

- Reste pas dans le chemin comme ça, que je le préviens gentiment, il serait malheureux que la prochaine chose passant par ici choisisse de t’avaler au lieu de te contourner.

Sur le coup je n’y ai pas pensé, mais tiens, j’aurais pu faire ça moi aussi.