Est-ce que ce monde

est sérieux ?

Je suis certain que les choses auraient pu être différentes pour la petite. Seonaid était une brave enfant, gentille et douce, mais surtout, un peu perdue. On ne l'a jamais vraiment prise par la main pour lui montrer le vie. Jamais personne ne s'est penché sur elle, que ce soit pour la disputer d'avoir mangé tout le pot de Nutella, ou pour lui faire un gros bisou tout doux après un petit bobo. Seonaid a du se disputer toute seule et se consoler toute seule. Dès sa naissance, le Destin semblait avoir décidé que ce petit bébé, fragile et arrivé trop tôt, finirait mal -enfin, c'est ce que tout le monde dit, mais ce que les gens disent, vous savez... c'est vrai, où est la frontière entre bien et mal ?- et surtout, seule. Enfin, il y a moi. Moi et Callum, depuis peu...

Toute histoire a un commencement, et il vaut mieux commencer par là, sinon vous ne comprendrez plus rien. La tragi-comédie de son existence commence quelque part tout en haut de la Grande-Bretagne, dans les terres inhospitalières et encore vierges, appelée Écosse. Personne n'a jamais su conquérir ce territoire : ni les Anglais, ni les Vikings. Ils y sont passés, mais l'esprit écossais reste entier, intact. Dans son vieux château médiéval, lord O'Niven l'avait bien compris. Il était le dernier de son clan, et s'était réfugié avec sa femme dans ce château branlant mais encore fier, dont les couloirs résonnaient toujours du murmure des esprits du clan O'Niven. C'est dans ce contexte de chute familiale que madame O'Niven a annoncé qu'elle attendait un enfant. Tout le château -c'est à dire trois personnes- était en liesse. Mais la grossesse s'avéra plus compliquée que prévu, et l'enfant naquit un mois en avance. Non seulement il était en avance et il avait provoqué de graves problèmes de santé chez sa mère, mais en plus c'était une fille. Et il n'y avait même pas de deuxième chance possible : suite à un accouchement difficile, madame O'Niven était désormais incapable d'enfanter à nouveau.

La petite fille

est une guerrière

Puis, comme c'était prévu, la famille se découd. Ce que des psychologues pompeux appellent « la cellule familiale » s'est lentement désagrégée, morceau par morceau. Et Seonaid et moi avons été les témoins impuissants de cette destruction lente mais inéluctable. Cela a pris presque six ans. Six longues années.
Au début, tout le monde avait tenté de maintenir la mascarade. La mère avait mimé l'instinct maternel, s'occupant de sa fille au quotidien. Le père a feint de l'intérêt, masquant habilement sa profonde déception quant aux sexe du nouveau-né. Mais une mascarade ne tient jamais longtemps.
Le père s'est replongé dans sa bibliothèque et ses parties de chasse. La mère, fatiguée de donner tout son temps à un nouveau-né criard, l'a confié aux bras d'une nounou et est retournée à ses virées, ses voyages. Et Seonaid a grandi. Lentement, incertaine, tentant tant bien que mal de se faire une place dans cet univers mouvant et instable. Son refuge, c'était le jardin et la veille écurie au fond du parc. La famille possédait deux chevaux, des chevaux puissants et rapides pour les parties de chasse de son père. Ils sont devenus ses amis, ses confidents, en plus de moi, bien sûr.

Elle joue à ce qu'il

ne faut pas faire

C'est là que tout a commencé. L'enfant était trop intelligente, et un jour elle a découvert un livre parlant des propriétés médicinales des plantes. Elle a commencé à broyer quelques plantes, à créer des breuvages fantaisistes. Tout aurait pu en rester là, à une simple dinette de petite fille, si un jour l'un des chevaux n'était tombé malade. Seonaid, affolée de perdre un des seuls amis qu'elle possédait, lui donna des herbes et lui prépara des décoctions. Chance ou enfant surdouée ? Un peu des deux, j'imagine, quoique personne ne le saura jamais.L'équidé fut rapidement remis sur pieds. Si cet évènement était passé relativement inaperçu pour les parents -la mère ne supportant pas les bêtes et son père attribuant ce rétablissement aux miracles dont est faite la nature-, l'enfant venait de faire la découverte la plus fabuleuse et la plus terrifiante possible, qui allait à jamais changer ce qu'elle était : elle venait de comprendre qu'elle avait un pouvoir sur les êtres. Via les plantes, elle pouvait influencer la vie des autres êtres vivants. Enfin, on allait s'intéresser à elle, la remarquer, la remercier, la supplier. Je n'appellerais pas cela du sadisme ou même un déséquilibre mental... juste un effroyable manque de reconnaissance. Là vous vous dites : ça y est, elle a tué ses parents ! Grand Dieux, non ! Si Seonaid jouait avec les plantes, ses expérimentations avaient quelque chose de très hasardeux, et la guérison du cheval tenait du coup de chance plutôt qu'autre chose. Tuer ses parents, elle n'y aurait même jamais pensé, car aussi étonnant que cela puisse vous apparaître, elle les aimait sincèrement. Bien qu'ils l'aient délaissée, abandonnée à son sort, elle était prête à leur pardonner, persuadée que l'occasion d'un nouveau départ leur serait donnée ou tard. Déjà idéaliste et pourtant si petite... La Destin en décida autrement, parce qu'après tout la vie est souveraine, et souvent cruelle.

Isolé

dans la jungle birmane

Leur disparition fut brutale, et aussi inattendue que mystérieuse. Aujourd'hui encore, la disparition de ses parents reste un mystère impénétrable pour Seonaid. Du jour au lendemain, on lui a annoncé que ses parents étaient décédés et qu'elle allait vivre chez sa tante, qui habitait plus au Nord de l’Écosse -si tant est que ce fut possible, vu la situation du château O'Niven. On lui prépara une valise avec quelques affaires, elle monta dans une voiture en me serra contre elle et nous partîmes vers une destination obscure, inconnue, où elle allait découvrir que tout n'est pas toujours rose et merveilleux dans la vie.
La tante n'était pas méchante. Juste autoritaire et vieille (école). Elle se plaignit vivement, en mimant l'effroi, que l'enfant n'avait encore jamais été éduquée, et déclara après une semaine qu'elle était invivable. Elle vendit le château des parents et utilisa cet argent -qui pourtant ne lui manquait pas- pour envoyer l'enfant dans un des meilleurs pensionnats écossais : le pensionnait pour jeunes filles de l'Île Sombre.
Avez-vous idée de ce que sont les îles shetland ? Vous connaissez peut-être les poneys du même nom, des poneys rustiques, petits et poilus... à toute épreuve. Sur cet île, il faut être plus que « à toute épreuve » pour tenir le choc. Les conditions climatiques sont effroyables, insupportables. Parfois, ni avions, ni bateaux ne parviennent à rallier cette île rude tant la mer semble se déchaîner sur elle, comme si la grande bleue cherchait à se débarrasser de ce morceau de terre accroché à sa surface. Seonaid, finalement, était comme l'île : perdue et malmenée par tous.
Le pensionnat eut un point positif : elle y reçut un enseignement de qualité. Ses mélanges végétaux prirent un caractère mois hasardeux -pour le meilleur ou pour le pire- et elle apprit d'autres disciplines qu'on a délaissées ailleurs : cuisine, couture, équitation, même escrime. Lorsqu'elle atteignit 18 ans et qu'elle obtint son diplôme, elle décida qu'il était temps pour elle de partir, et montant dans le premier bateau qui voulut bien d'elle, elle s'en fut à la découverte du vaste monde.

Et le hasard

s'occupera du reste

Le reste de sa vie ne fut qu'un long parcours pendant lequel le hasard s'amusa grandement. Elle fit tout et n'importe quoi. Elle visita énormément l'Europe, séjournant dans beaucoup de capitales connues. Elle voulait tout connaître, tout savoir. Elle s'émerveillait de tout. Il est facile d'émerveiller une enfant qui n'a jamais connu que les espaces inviolés d’Écosse.
Et puis, comme toutes les filles naïves, elle est devenue une proie de choix pour qui était en chasse. Après s'être fait avoir une ou deux fois, Seonaid a commencé. Son intelligence a fonctionné à toute allure, et sa ruse sournoise sous-jacente est réapparue. O l'avait eue, soit. Maintenant, elle allait les avoir. Elle s'est remise à ses mélanges, mais cette fois avec beaucoup plus de précision et de minutie qu'autrefois. Elle avait un but bien précis, et elle comptait l'atteindre.
Les années ont passé. Elle distribuait le bonheur à qui elle désirait. Elle jouait les marraines bonne fées ou les marâtres sorcière. Elle se jouait de la vie comme la vie s'était jouée d'elle. Était-elle heureuse ? Elle-même n'en savait rien. Je dirais non. Mais vous savez, mon avis... Londres était devenu son royaume, son terrain de jeu, son terrain (di)vague.

Et la lune

s'est moquée de moi

C'est là qu'elle l'a rencontré. Il n'avait rien à voir avec elle, puisqu'il était exceptionnel. À ses yeux, en tous cas. Il s'appelait Callum. Il avait le même nom que moi. Ils se sont connus par hasard, alors qu'elle achetait des plantes. Il venait d'Irlande.
Ils se sont aimés dès le premier regard. Ce fut un amour sincère, réciproque, partagé et vécu jusqu'au bout. Ils ont tout découvert ensemble, puisqu'ils étaient aussi naïfs l'un que l'autre. Mais malgré cette candeur presque touchante, ils se protégeaient l'un l'autre. Seonaid a rangé ses potions et m'a glissé dans son sac. Je m'éloignais à mesure qu'il se rapprochait. Un Callum remplaçait l'autre. L'enfance rejoignait la vie adulte.
L'histoire aurait pu bien se terminer. Suite à la mort de sa tante, Seonaid venait d'hériter. Ils allaient se marier, ils avaient de grands projets. Puis un jour, elle a traversé. Les agriculteurs manifestaient dans les faubourgs de Londres. Et voilà. Seonaid a fini au bout d'une engin sensé ratisser la terre.